Toutefois, mon destin n’était pas encore de me battre. J’avais rejoint mon unité – où j’étais de service comme les autres – depuis un jour ou deux, lorsque m’est apparue la première des effrayantes réalités militaires. Nous avions des lance-grenades mais pas de grenades. Mes compagnons ne semblant pas s’en inquiéter, j’ai décidé de ne pas me laisser impressionner davantage. J’étais soldat depuis assez longtemps pour avoir acquis la tournure d’esprit du fantassin, qui ne pose pas de questions sur les ordres relatifs au combat ou à ses préparatifs.

On nous a informés que nous allions nous replier afin de nous rééquiper pour être affectés à une nouvelle position depuis laquelle nous affronterions directement l’ennemi.

Nous avons démonté nos armes, abandonné notre camp au plus noir de la nuit, fait un long voyage vers l’est puis, enfin, nous avons opéré notre jonction avec une colonne de camions. Deux nuits et une journée ont été nécessaires pour nous conduire en convoi jusqu’à un vaste dépôt, où on nous a appris que les lance-grenades dont nous étions équipés étaient à présent obsolètes. On allait nous confier le dernier modèle, mais l’escadron tout entier avait besoin d’un nouvel entraînement.

Nous avons donc gagné un autre camp, à pied. Nous avons donc subi un nouvel entraînement. On nous a donc confié le dernier modèle d’armement et les munitions assorties. Enfin prêts, nous sommes donc une fois de plus partis à la guerre.

Cependant nous n’avons jamais atteint la position d’où nous étions censés affronter l’ennemi. On a préféré nous faire relever une autre colonne, à cinq jours de marche sur un des terrains les plus difficiles que j’aie encore jamais vus : un sol fissuré, gelé, couvert de silex et de galets luisants, dépourvu de végétation, de couleurs, voire de formes.

Il m’a fallu un moment pour comprendre que le schéma de ces premiers jours et semaines d’activité sans but allait se répéter à l’infini. Que cette agitation vaine mais permanente allait constituer mon expérience de la guerre.

Jamais je n’ai perdu le compte des jours ou des années. Le trois millième anniversaire se dressait devant moi telle une menace dont personne ne parlait. Nous nous rendions parfois à marche forcée d’une position à une autre ; nous dormions à la dure ; nous reprenions notre marche ou étions transportés en camions ; nous étions logés dans des huttes en bois mal isolées, infestées de rats, où s’infiltraient des pluies constantes. De temps à autre, nous regagnions l’arrière pour nous ré-entraîner ; une livraison d’armes modifiées ou d’une conception nouvelle suivait invariablement, nécessitant un nouvel entraînement. Nous étions toujours en transit à bâtir des camps, nous installer sur des positions, creuser des tranchées, nous diriger vers le sud, le nord, l’est ou ailleurs pour aider nos alliés – on nous mettait dans des trains, on nous en sortait, on nous emmenait ici ou là en avion, parfois sans eau ni nourriture, souvent sans avertissement, toujours sans explication. Un jour, alors que nous étions dissimulés dans des tranchées près de la ligne des neiges, une douzaine d’avions de combat rugissants nous a survolés ; nous nous sommes levés pour les acclamer, inaudibles. Une autre fois, d’autres avions sont passés, à cause desquels on nous a ordonné de nous mettre à couvert. Personne ne nous a attaqués, ni à ce moment-là ni à un autre, mais nous nous tenions sur nos gardes en permanence. Dans les régions septentrionales du continent, où on nous envoyait de temps en temps, j’ai été suivant la saison et tour à tour cuit par un soleil brûlant, paralysé par une boue qui m’arrivait aux cuisses, piqué par des milliers d’insectes, emporté par les inondations dues à la fonte des neiges – j’ai enduré des ampoules, des insolations, des bleus, l’ennui, des ulcères aux jambes, l’épuisement, la constipation, des engelures et une humiliation permanente. Parfois, on nous ordonnait de tenir notre position ; nous attendions, lance-grenades chargés et amorcés, prêts à l’action.

Jamais nous ne passions à l’action.

Telle était la guerre, dont tout le monde avait toujours dit qu’elle n’aurait pas de fin.

 

 

J’ai perdu la notion du temps contextuel, passé et futur, pour ne plus connaître que les rayures quotidiennes portées sur le calendrier. Le quatrième millénaire du conflit approchait inéluctablement. Je marchais, je creusais, j’attendais, je m’entraînais, je gelais sans cesser un instant de rêver de liberté. Je voulais abandonner tout cela, retourner dans l’Archipel.

À un moment quelconque, durant une de nos longues marches, un de nos entraînements ou une de nos tentatives pour creuser des tranchées dans le permafrost, j’ai perdu le calepin où j’avais couché les noms des îles. Lorsque je m’en suis aperçu, cela m’est apparu comme une catastrophe sans précédent, pire que toutes les épreuves infligées par l’armée. Plus tard pourtant, j’ai découvert que le souvenir de la liste demeurait intact dans mon esprit. Je parvenais toujours en me concentrant à réciter la litanie romantique, à en plaquer les mots contre les formes imaginées sur une carte mentale.

Malgré le chagrin du début, j’ai fini par comprendre que la perte de la carte puis du calepin m’avait libéré.

Mon présent n’avait pas de sens, mon passé était oublié. Les îles seules représentaient mon avenir. Elles existaient dans ma tête, sans arrêt remaniées par mes pensées, jusqu’à correspondre à mes attentes.

L’expérience épuisante de la guerre m’écrasait, au point que je dépendais de plus en plus des images mentales obsédantes de l’Archipel tropical.

Toutefois, je ne pouvais ignorer l’armée, dont j’endurais les exigences sans fin. Les troupes ennemies étaient censées avoir creusé des défenses imprenables au cœur des montagnes de glace du Sud, sur des lignes qu’elles tenaient depuis des siècles. Il était de notoriété publique dans nos rangs que jamais nous ne les délogerions de retranchements aussi parfaits. Des centaines de milliers d’entre nous, des millions peut-être, mourraient durant l’assaut contre leurs positions. Il est bientôt apparu que mon escadron ferait non seulement partie de la première vague d’attaques, mais qu’après lesdites attaques, il demeurerait au cœur de la bataille.

Telles étaient les prémices de la célébration du quatrième millénaire, de plus en plus proche.

Beaucoup d’autres divisions, déjà sur place, se préparaient à l’offensive. Nous ne tarderions pas à les rejoindre en renforts.

Effectivement, deux nuits plus tard, on nous a une fois de plus ordonné de grimper dans des camions, qui sont partis pour le Sud et ses hautes terres glacées. Nous avons pris position en nous enterrant le plus profondément possible dans le permafrost, où nous avons dissimulé les installations de nos lance-grenades. Indifférent maintenant à ce qui m’arrivait, brisé par les conditions matérielles, dépourvu de repères pour cause de désagrégation mentale, j’ai attendu comme les autres, partagé entre l’ennui et la peur. Gelé, je rêvais d’îles brûlantes.

Par beau temps, nous distinguions les pics des montagnes de glace à l’horizon, mais pas le moindre signe d’activité ennemie.

Vingt jours après avoir dressé le camp dans la toundra, nous avons reçu l’ordre de battre en retraite. Il restait moins de dix jours avant le quatrième millénaire.

Nous sommes partis le plus vite possible, en tant que renforts destinés aux grandes escarmouches qui, disait-on, se déroulaient près de la côte. Des rumeurs terrifiantes circulaient sur le nombre de morts et de blessés, mais à notre arrivée, le calme régnait. Nous avons établi des lignes de défense le long des falaises. Ces manœuvres et ces repositionnements sans objet étaient tellement familiers. Je tournais le dos à la mer pour ne pas regarder vers le nord, où s’étendaient les îles hors d’atteinte.

Huit jours seulement nous séparaient de l’anniversaire redouté. Déjà, on nous livrait davantage d’armes, de munitions, de grenades que je n’en avais jamais vu. Dans nos rangs, la tension devenait insupportable. J’étais persuadé que cette fois, nos généraux ne bluffaient pas : il y aurait de l’action, de la vraie, dans quelques jours, voire quelques heures.

La mer était toute proche. Si je devais me libérer, l’heure était venue.

Cette nuit-là, j’ai quitté ma tente puis me suis laissé glisser jusqu’à la grève, au pied de la falaise escarpée à la pente de schiste et de gravier. Ma solde accumulée gonflait ma poche arrière. Les soldats disaient toujours en riant que ce papier n’avait aucune valeur, mais peut-être lui trouverais-je enfin une quelconque utilité.

Après avoir marché jusqu’à l’aube, j’ai passé la journée caché dans les robustes broussailles des terres plus élevées longeant le littoral, à me reposer autant que possible. Mon esprit, bien éveillé, récitait les noms des îles.

La nuit suivante, j’ai trouvé une piste creusée par les pneus des camions. Sans doute l’armée l’utilisait-elle. Je l’ai suivie avec une immense prudence, me dissimulant dès qu’un véhicule approchait. Je me déplaçais toujours de nuit puis m’efforçais de dormir quand le soleil se levait.

C’est en piteux état que j’ai atteint un des ports militaires. J’avais réussi à trouver de l’eau, mais je n’avais rien mangé depuis quatre jours. Totalement épuisé, je me sentais prêt à me rendre.

Il m’a fallu des heures d’une quête dangereuse pour découvrir enfin ce que je cherchais dans une ruelle étroite, mal éclairée, proche des quais. Le bordel m’est apparu peu avant l’aube, alors que les affaires tournaient au ralenti et que la plupart des filles dormaient. Comprenant aussitôt la gravité de la situation, elles m’ont recueilli. Non sans me délester de tout mon argent.

 

 

Je suis resté trois jours caché là à reprendre des forces. Les prostituées m’ont donné des vêtements civils – plutôt voyants, à mon avis, mais je n’avais aucune expérience du monde civil. Je ne me suis même pas demandé comment elles avaient mis la main dessus ni à qui ils avaient bien pu appartenir. Je passais de longues heures seul dans ma chambre minuscule à essayer mes nouveaux habits puis, tenant un miroir à bout de bras, à admirer le peu que me montrait son étendue limitée. Être enfin débarrassé du treillis militaire au tissu épais et rêche, des lourdes sangles et des plaques encombrantes de l’armure me semblait la liberté même.

Les filles venaient me voir toutes les nuits, à tour de rôle.

Au début de la quatrième, la nuit du millénaire, quatre d’entre elles m’ont emmené au port, accompagnées de leur souteneur. Nous nous sommes rendus à la rame en mer, au-delà du promontoire. Sur les flots sombres houleux, se balançait une vedette à bord de laquelle ne brillait nulle lumière, mais la clarté venue de la ville m’a permis de distinguer plusieurs hommes sur le pont. Vêtus comme moi de manière voyante – chemises à fanfreluches, chapeaux rabattus, bracelets dorés, vestes de velours. Accoudés au bastingage, ils contemplaient la mer en attendant visiblement. Leurs regards s’évitaient et m’ont évité. Il n’y a eu ni salutations ni appels. L’argent a changé de mains, les prostituées le donnant à deux jeunes gens agiles, en vêtements sombres, postés sur la vedette. On m’y a fait embarquer.

J’ai réussi à me glisser sur le pont entre les autres hommes, heureux de la chaleur de la foule qui m’entourait. La barque s’est éloignée sans bruit dans l’obscurité. Je l’ai suivie des yeux, regrettant de ne pouvoir demeurer auprès des filles. Déjà, j’évoquais leurs corps souples, surmenés, leurs talents ardents, négligents.

La vedette a passé le reste de la nuit à se balancer, silencieuse, là où elle se trouvait. De temps à autre, l’équipage empochait de l’argent puis faisait monter à bord de nouveaux passagers, qu’il aidait à trouver de la place. Muets, les yeux fixés sur le pont, nous attendions le départ. J’ai somnolé un moment, mais chaque fois que des inconnus embarquaient, il fallait bouger pour leur ménager un peu d’espace.

Avant l’aube, nous avons levé l’ancre et mis le cap sur la haute mer, très bas sur l’eau tellement nous étions chargés. L’abri du cap dépassé, nous avons bourlingué dans la houle ; la proue s’écrasait lourdement sur les murailles des vagues, embarquant de l’eau à chaque redressement chancelant. Je n’ai pas tardé à être trempé jusqu’aux os, affamé, effrayé, épuisé, désespérément désireux d’atteindre la terre ferme.

Nous nous dirigions plein nord, chassant de nos yeux l’eau salée. La litanie de noms qui tournait sans fin dans ma tête me poussait vers l’Archipel.

 

 

Je me suis échappé de la vedette à la première occasion, c’est-à-dire lorsque nous avons atteint la première île habitée. Personne ne semblait savoir de laquelle il s’agissait. J’ai débarqué dans mes vêtements voyants, avec l’impression d’être miteux et échevelé malgré leur élégance. Les embruns en avaient pâli les couleurs, détendu ou rétréci les différents tissus. Je n’avais pas d’argent, pas de nom, pas de passé ni d’avenir.

« Sur quelle île sommes-nous ? » ai-je demandé à la première personne que j’ai croisée, une vieille femme qui balayait les ordures sur le quai.

Elle m’a regardé comme si j’étais fou.

« Steffer », a-t-elle dit.

Jamais je n’en avais entendu parler.

« Répétez-moi ça ?

— Steffer. Steffer. Vous êtes libéré ? » Je n’ai pas répondu, mais à son sourire, on aurait pu croire que j’avais acquiescé. « Steffer !

— C’est de moi que vous parlez, ou vous me donnez vraiment le nom de l’île ?

— Steffer ! » a-t-elle répété en me tournant le dos.

J’ai marmonné un remerciement avant de m’éloigner dans la ville d’un pas hésitant. Sans la moindre idée de l’endroit où je me trouvais.

Un moment, j’ai dormi à la dure, volé de quoi me nourrir et mendié, puis j’ai fait la connaissance d’une prostituée qui m’a appris l’existence d’un hôtel pour sans-abri où l’on aidait les clients à trouver du travail. Le lendemain, je balayais moi aussi les ordures dans les rues. Il s’est avéré que l’île, du nom de Keeilin, représentait la première étape de nombreux steffers.

L’hiver est arrivé – le fait que l’automne était là ne m’avait pas frappé quand j’avais repris ma liberté. J’ai obtenu un poste de matelot de pont sur un cargo chargé de marchandises destinées au continent austral mais censé faire d’abord escale plus au nord. L’information s’est révélée exacte. Fellenstel m’a accueilli : une grande île à la région septentrionale habitée, protégée par une chaîne de montagnes des violents vents dominants du sud. L’hiver s’est écoulé sous son doux climat.

Au printemps, j’ai repris la route du nord, avec des pauses plus ou moins longues sur Manlayl, Meequa, Emmeret, Sentier – aucune ne faisait partie de ma litanie, mais je psalmodiais à présent leur nom comme celui des autres.

Mon existence s’améliorait peu à peu. Plutôt que de dormir partout à la dure, je parvenais en général à louer une chambre aussi longtemps que je comptais rester quelque part. Sur les îles, je m’en étais aperçu, les bordels constituaient une chaîne de contacts pour les hommes dans mon genre, des centres d’aide. J’ai appris à trouver des emplois temporaires, à vivre au meilleur marché possible. Le patois insulaire me devenait familier, mes connaissances se réajustant rapidement face aux différences argotiques rencontrées d’île en île.

Personne ne me parlait de la guerre sinon en des termes très vagues. Souvent, on me repérait comme steffer dès que je touchais terre, mais plus je me rapprochais de l’hémisphère nord, plus le climat devenait chaud, moins la chose semblait importante.

Je progressais à travers l’Archipel du Rêve, dont je rêvais en chemin, m’imaginant quelle île suivrait peut-être, la faisant exister par la pensée aussi longtemps que nécessaire.

À ce moment-là, je m’étais procuré au marché noir le produit imprimé peut-être le plus difficile à obtenir où que ce fut : une carte. Elle remontait à des années, elle était incomplète, déteinte et déchirée, les noms y figuraient dans une écriture que je n’ai pas immédiatement comprise, mais ce n’en était pas moins une carte de la partie de l’Archipel dans laquelle je voyageais.

Tout au bord, près d’une déchirure, figurait une petite île dont je suis finalement parvenu à déchiffrer le nom : Mesterline, une de celles que nous avions dépassées durant notre voyage vers le continent austral, ma mémoire infidèle me le disait.

Salay, Temmil, Mesterline, Prachous… elle faisait partie de la litanie, de la route qui me ramènerait à Muriseay.

 

 

Atteindre Mesterline m’a pris une année supplémentaire de voyage erratique. Aussitôt arrivé, j’en suis tombé amoureux : c’était une terre brûlante aux collines basses, aux larges vallées, aux amples rivières sinueuses et aux plages jaunes. Les fleurs y poussaient partout en bouquets serrés de couleurs éclatantes. Les constructions, de briques peintes en blanc et de carreaux en terre cuite, se tassaient au sommet des collines ou contre les flancs escarpés des falaises dominant la mer. C’était une terre pluvieuse : en milieu d’après-midi, chaque jour ou presque, une brusque tempête jaillie de l’ouest trempait villes et campagnes, faisait courir sur les chaussées des ruisseaux bruyants. Les habitants de Mester adoraient ces bonnes douches ; debout dans les rues ou sur les places, la tête et les bras levés, ils laissaient la pluie ruisseler sensuellement dans leurs longs cheveux, tremper leurs vêtements légers. Ensuite, lorsque réapparaissait le soleil brûlant et que se solidifiaient à nouveau les ornières boueuses, la routine reprenait son cours. Après l’averse quotidienne, chacun se sentait plus heureux ; on entamait les préparatifs d’une soirée languide dans les bars et les restaurants de plein air.

Pour la première fois de ma vie (telle que la concevait ma mémoire instable), ou pour la première fois depuis des années (telle que j’imaginais la réalité), le besoin de peindre ce que je voyais m’a envahi. La lumière, les couleurs, l’harmonie des lieux, des plantes et des gens m’éblouissaient.

Je passais les heures diurnes à errer au hasard, me repaissant de la vue des fleurs et des champs aux teintes crues, des rivières scintillantes, de l’ombre profonde des arbres, de l’éclat bleu et jaune des rivages ensoleillés, de la peau dorée des Mesteriens. Des images me traversaient l’esprit, bondissantes ; il me fallait un débouché artistique grâce auquel capturer tout cela.

Ainsi ai-je commencé à dessiner, conscient de ne pas encore être prêt pour la peinture ou les pigments.

À ce moment-là, je travaillais dans les cuisines d’un bar du port, ce qui me permettait de louer un petit appartement. J’étais bien nourri, je passais de bonnes nuits, je m’habituais aux blancs mentaux supplémentaires laissés par la guerre. Il me semblait que mes quatre ans d’armée avaient été du temps perdu, une ellipse, une autre partie oubliée de ma vie. Sur Mesterline, je prenais conscience d’une vie complète autour de moi, d’une identité, d’un passé à reconquérir et d’un avenir à envisager.

J’ai acheté du papier et des crayons, j’ai emprunté un petit tabouret, et j’ai pris l’habitude de m’asseoir à l’ombre de la digue du port pour croquer quiconque passait dans mon champ de vision. J’ai vite découvert que les Mesteriens étaient par nature exhibitionnistes – lorsqu’ils s’apercevaient de ce que je faisais, la plupart prenaient gaiement la pose, m’offraient de revenir quand ils auraient le temps ou même de me retrouver en privé afin que je puisse les dessiner une deuxième fois dans des détails plus intimes. Ces propositions émanaient en général de jeunes femmes. Déjà, je trouvais les Mesteriennes d’une beauté irrésistible. L’harmonie entre leur charme et le plaisir paresseux du mode de vie mesterien m’inspirait des images pittoresques, vivantes, que je ne résistais pas à l’envie de confier autant que possible au papier. La vie s’est déployée plus complètement encore autour de moi, le bonheur a grandi. Je me suis mis à rêver en couleurs.

Alors un transport de troupes est arrivé à Mester, où il a fait escale durant son voyage vers le continent austral et la guerre. Ses ponts grouillaient de jeunes recrues.

Au lieu de mouiller dans le port, il a jeté l’ancre en mer, à quelque distance. Des militaires sont venus en allèges acheter de la nourriture et autres marchandises avec des devises fortes, mais aussi reconstituer les réserves d’eau. Pendant les transactions, des casques noirs rôdaient dans les rues, examinant d’un regard perçant tous les hommes jeunes, le bâton synaptique prêt. D’abord paralysé de peur, j’ai réussi à me cacher dans le grenier du seul bordel de Mester, terrifié à la pensée de ce qui se produirait s’ils me trouvaient.

Après leur départ et celui du navire, j’ai erré à travers la ville, anxieux et agité.

Après tout, ma litanie avait un sens. Ce n’était pas seulement une incantation dont j’avais imaginé les mots à partir d’une réalité spectrale, mais un souvenir de mon vécu. Les îles qui y figuraient étaient bel et bien liées, mais pas de la manière dont je l’avais pensé – elles ne constituaient pas un code de mon propre passé qui, une fois déchiffré, me rendrait à moi-même. Plus prosaïquement, elles ponctuaient la route suivie par les transports de troupes.

Elles n’en composaient pas moins un message inconscient que j’avais fait mien en le récitant alors que personne d’autre ne le connaissait.

J’avais pensé prolonger indéfiniment mon séjour sur Mesterline, mais l’arrivée inattendue du bateau avait tout gâché. Lorsque j’ai réessayé de dessiner sous la digue, je me suis senti vulnérable, nerveux. Ma main ne répondait plus à mon œil intérieur. J’ai gaspillé du papier, cassé des crayons, perdu des amis. J’avais régressé à l’état de steffer.

Le jour où j’ai quitté Mesterline, la plus jeune des prostituées est venue me trouver sur le quai. Elle m’a donné une liste de noms, non pas d’îles mais d’amies à elle travaillant dans d’autres régions de l’Archipel du Rêve. Après le départ, je les ai appris par cœur, puis j’ai jeté la feuille à la mer.

Quinze jours plus tard, je me trouvais sur Piqay, qui m’a plu tout en me paraissant trop semblable à Mesterline, trop emplie de souvenirs transplantés depuis la terre peu profonde de ma mémoire. De Piqay, j’ai gagné Paneron, en un long voyage qui m’a fait dépasser plusieurs autres îles et la Côte de la Passion d’Helvard, récif stupéfiant, rocher immense dont l’ombre s’étire sur le rivage insulaire lui servant d’arrière-plan.

J’étais à présent si loin du continent austral que j’avais franchi les limites de ma carte. Il ne me restait pour me guider que les noms de mes souvenirs, et j’attendais avec impatience l’apparition de la plus petite île.

Au début, Paneron m’a déçu : ses paysages se composaient en majeure partie de roche volcanique noire, déchiquetée, rébarbative ; mais sa région occidentale formait une énorme zone fertile couverte d’une jungle s’étendant à perte de vue depuis la côte. Des palmiers bordaient le rivage. J’ai décidé de passer un moment à Paneron Ville.

Plus loin attendaient le Tourbillon puis, par-delà cette grande chaîne de récifs et de rochers, les Aubracs, suivies de l’île que je brûlais toujours d’atteindre : Muriseay, théâtre de mes fantasmes les plus vivants, patrie de Rascar Acizzone.

Le lieu, l’artiste – je ne connaissais aucune autre réalité, je ne pouvais qualifier aucune autre expérience de mienne.

 

Encore une année de voyage. Les trente-cinq composantes des Aubracs m’ont déconcerté : il était difficile de trouver un emploi et un toit sur ces îlots peu peuplés, mais je manquais d’argent pour continuer mon voyage sans y faire escale. Il m’a fallu progresser lentement à travers leur chapelet, en travaillant à la sueur de mon front sous le soleil tropical pour subvenir à mes besoins. Maintenant que j’étais redevenu un errant, mon intérêt pour le dessin se réveillait. Dans les ports les plus animés, j’installais mon chevalet puis dessinais à la demande pour gagner quelques centimes, quelques sous.

Sur AntiAubracia, au cœur du groupe ou presque, j’ai acheté des pigments, des huiles, des pinceaux. Les Aubracs étaient peu colorées : îles plates, inintéressantes, délavées par le soleil. Le sable et le gravier pâles de leurs plaines intérieures dérivaient jusque dans les villes sur des vents permanents. Le moindre mouvement de tête y révélait des lagons peu profonds, d’un bleu pâle de coquille d’œuf. L’absence de teintes vives constituait un défi à la vision et à la peinture en couleurs.

Je ne croisais plus de transports de troupes, mais je ne baissais jamais ma garde : je suivais toujours la route des militaires, car à la moindre question sur les bateaux, les insulaires savaient de quoi je parlais et devinaient mon passé. Glaner des informations fiables sur l’armée n’était pourtant pas facile. On me disait parfois que les soldats ne partaient plus pour le Sud ; parfois qu’ils avaient changé d’itinéraire ; parfois qu’ils ne passaient que de nuit.

Ma peur des casques noirs me gardait en mouvement.

Enfin, une dernière traversée en charbonnier m’a amené une nuit à Muriseay Ville. Tandis que le cargo avançait lentement dans la vaste baie menant à l’entrée du port, j’ai contemplé l’île depuis le pont supérieur avec un sentiment d’anticipation. Ici, je pouvais prendre un nouveau départ – ce qui s’était produit durant ma permission, bien longtemps auparavant, n’avait pas d’importance. Appuyé au bastingage, j’ai regardé le reflet des lumières colorées de la ville approcher sur les eaux noires. Le rugissement des moteurs me parvenait, le brouhaha des voix, les lambeaux de musiques distordues. La chaleur roulait autour de moi, comme elle avait roulé autrefois.

L’amarrage a pris du temps. Il était plus de minuit lorsque je suis descendu à terre. Ma priorité consistait à trouver un endroit où passer la nuit, mais après mes récentes tribulations, il m’était impossible de me payer la moindre chambre. J’avais rencontré bien des fois le même problème, j’avais dormi à la dure plus souvent qu’à mon tour, seulement je n’en étais pas moins fatigué.

Traversant la circulation tonitruante, je me suis engagé dans les bas quartiers, à la recherche des bordels. Une foule de sensations m’a assailli : chaleur équatoriale étouffante, parfums tropicaux de fleurs et d’encens, vacarme continu des voitures, motos et vélos-pousses, odeurs de viandes épicées cuisant en plein air, éclairs et éblouissements perpétuels des publicités au néon, martèlement de la musique pop jaillie en minuscules hurlements des radios posées sur les étalages de nourriture et de la moindre fenêtre ou porte ouvertes. Je suis resté un moment planté à un coin de rue, chargé de mes bagages et de mon équipement de peintre. Après avoir fait sur moi-même un tour complet, ravi du tintamarre exaltant, j’ai posé mes affaires puis, tel un Mesterien savourant la pluie, levé avec exaltation les bras et la tête vers le ciel nocturne orangé qui reflétait les lumières dansantes de la ville.

Heureux, ragaillardi, j’ai repris ma charge de meilleur cœur pour continuer mes recherches.

J’ai fini par trouver un bordel, un petit immeuble à deux rues du quai principal, desservi par une porte noircie d’une modeste allée. J’y suis entré, sans argent, m’en remettant à la charité des travailleuses, demandant pour la nuit sanctuaire dans la seule église que j’aie connue. La cathédrale de mes rêves.

 

 

Grâce à son histoire mais plus encore à son port de plaisance, ses magasins et ses plages ensoleillées, Muriseay Ville attirait les riches touristes de l’Archipel du Rêve tout entier. En quelques mois seulement, je me suis aperçu que peindre des scènes du port et des paysages de montagnes puis les exposer sur une murette près d’un des grands cafés de l’avenue Paramoundour, la rue des couturiers et des boîtes de nuit à la mode, me permettrait de bien gagner ma vie.

Hors saison, ou quand j’en avais assez des travaux lucratifs, je m’enfermais dans mon studio du dixième étage dominant le centre-ville, où je me plongeais dans mes tentatives pour développer l’art dont Acizzone avait été le pionnier. Maintenant que je vivais là où il avait produit ses plus belles œuvres, je parvenais enfin à apprendre ce que je voulais sur sa vie et son œuvre, à comprendre ses techniques.

Le tactilisme était passé de mode depuis longtemps, état de choses bénéfique puisqu’il me permettait d’expérimenter sans subir d’interférence, de commentaire ou d’intérêt critique. On ne se servait plus des microcircuits à ultrasons, sinon sur le marché des farces et attrapes pour enfants, de sorte que les pigments étaient difficiles à trouver dans les quantités voulues mais bon marché.

Je me suis mis au travail, accumulant les couches de peinture sur des panneaux en bois enduits de plâtre. La technique s’est avérée complexe mais aussi hasardeuse – un seul coup d’amassette suffisant parfois à gâcher un tableau, même quasi terminé. J’avais beaucoup à apprendre.

Conscient du problème, je me rendais régulièrement dans la section du musée de Muriseay Ville interdite au public, car ses archives renfermaient plusieurs originaux d’Acizzone. La conservatrice, d’abord amusée par l’intérêt que je portais à un artiste aussi obscur, démodé et réputé obscène, s’est vite habituée à mes visites répétées, aux longues séances silencieuses que je passais dans les sanctuaires verrouillés où je pressais, solitaire, les mains, le visage, les membres, le torse contre les peintures voyantes d’Acizzone. Submergé par une sorte de frénésie d’absorption artistique, je m’imbibais littéralement de l’imagerie à couper le souffle du peintre.

Les ultrasons produits par les pigments tactilistes agissaient directement sur l’hypothalamus, causant de brusques changements de concentration en sérotonine. Le phénomène avait un résultat instantané : générer les images que contemplait le spectateur ; et une conséquence moins évidente : la dépression puis, à long terme, la perte de mémoire. Lorsque j’ai quitté le musée après ma première vision adulte de l’œuvre d’Acizzone, l’expérience m’avait brisé. Les scènes érotiques créées par les tableaux m’obsédaient toujours, mais j’étais comme aveuglé par la douleur, l’égarement et une terreur inexplicable.

J’ai regagné d’un pas incertain mon studio, où j’ai passé près de deux jours à dormir. Ma découverte m’a assagi dès mon réveil : l’exposition à l’art tactiliste était traumatisante.

J’éprouvais a posteriori une impression de vide familière. Ma mémoire m’avait trahi. Il y avait peu, pendant mon voyage à travers les îles, j’avais omis d’en visiter certaines.

La litanie étant toujours là, je me la suis récitée. L’amnésie n’est pas chose précise : les noms demeuraient même si, dans certains cas, je n’avais pas la moindre idée de la réalité qu’ils recouvraient. M’étais-je rendu sur Winho ? Sur Demmer ? Nelquay ? Je n’en gardais aucun souvenir, alors qu’elles s’étaient trouvées sur ma route.

J’ai consacré deux ou trois semaines à mes peintures pour touristes, en partie afin de gagner de l’argent mais aussi de me reposer. J’avais besoin de réfléchir à ce que j’avais appris. Mes souvenirs d’enfance avaient été totalement éradiqués ; il me semblait bien à présent que c’était par mon immersion dans l’œuvre d’Acizzone.

J’ai continué à travailler et, peu à peu, j’ai trouvé ma vision.

La technique matérielle était assez facile à maîtriser. La difficulté, je m’en suis aperçu, résidait dans le processus psychologique, le transfert sur l’œuvre d’art de mes propres passions, besoins et compulsions. Lorsque je l’obtenais, je réussissais à peindre. Les panneaux de bois terminés s’accumulaient un à un dans mon studio, appuyés au mur de la longue pièce.

Parfois, planté à ma fenêtre, je contemplais de haut la ville animée, indifférente, qui s’étendait en contrebas, tandis que mes images personnelles bouleversantes attendaient derrière moi, dissimulées dans les pigments.

Il me semblait préparer un arsenal d’armes terribles. J’étais devenu un terroriste de l’art sans que le monde le sache, voire le soupçonne. À sa manière, mon travail était certainement voué à l’incompréhension autant que l’avaient été les chefs-d’œuvre d’Acizzone. La peinture tactiliste représentait l’expression absolue de ma vie.

Alors qu’Acizzone, libertin roué, avait créé des scènes d’un fort potentiel érotique, les miennes jaillissaient d’une source différente : j’avais vécu une existence d’émotions réprimées, de répétition, d’errances sans but. Mes tableaux ne pouvaient que s’opposer aux siens.

Je peignais pour rester sain d’esprit, pour préserver ma mémoire. Après mon premier contact avec Acizzone, j’ai compris que je devais m’intégrer à mon œuvre afin de retrouver ce que j’avais perdu. Le spectacle du tactilisme menait à l’oubli ; sa création au souvenir.

Je me sentais inspiré par mon prédécesseur. J’y perdais une partie de mon être. Je peignais et guérissais.

Mon art était entièrement thérapeutique. Chaque peinture clarifiait une nouvelle zone de chaos ou d’amnésie. Chaque touche de couteau à palette, chaque coup de pinceau étaient un détail de mon passé redéfini, replacé dans son contexte. Les tableaux absorbaient mes traumatismes.

Lorsque je m’en écartais, je ne voyais plus que des zones neutres de couleurs uniformes, très semblables aux productions d’Acizzone. M’en rapprocher, manier les pigments ou presser ma chair contre les couches de peinture séchée revenait à pénétrer dans un royaume psychologique de calme immense, rassurant.

Ce que ma thérapie tactiliste ferait vivre à quelqu’un d’autre, je ne voulais pas y penser. Mon œuvre était un armement imagé. Son potentiel, comme celui d’une mine terrestre attendant la pression d’un pied, ne se révélerait qu’au moment de l’explosion.

 

 

Après la première année, où j’ai travaillé à m’installer, j’ai entamé ma phase la plus prolifique. Ma production était si abondante que, faute de place, je me suis débrouillé pour déménager certains des tableaux les plus ambitieux dans un bâtiment inoccupé découvert par hasard près du front de mer. Une ancienne boîte de nuit, depuis longtemps abandonnée mais intacte.

Elle avait beau comporter un immense sous-sol, entrelacs de corridors et de petites pièces, la salle principale constituait une énorme zone déserte, bien assez vaste pour accueillir toutes mes œuvres.

Quelques-unes des plus petites sont restées à mon studio, mais j’ai entreposé au port les plus grandes ou celles renfermant les images les plus déstabilisantes de perte et de cassure.

Une fois les peintures encombrantes installées dans la salle, une crainte nerveuse d’être découvert m’a fait cacher les autres au sous-sol. Le labyrinthe mal éclairé, où flottaient les odeurs rances des occupants précédents, offrait une bonne dizaine de cachettes.

Je réarrangeais sans arrêt mes tableaux : il m’arrivait de passer un jour et une nuit entiers à travailler sans la moindre pause dans la quasi-obscurité pour les déplacer de manière obsessionnelle d’une pièce à l’autre.

L’enchevêtrement des corridors et des cellules aux minces cloisons en matériaux bon marché, éclairé de loin en loin par des ampoules électriques peu puissantes, semblait présenter des possibilités innombrables d’itinéraires aléatoires. J’y postais mes peintures en sentinelles à des endroits bizarres, hors de vue, derrière des portes ou des virages, interdisant de manière irrationnelle les zones les plus sombres.

Ensuite, je repartais mener un moment une vie normale. Soit j’entamais de nouveaux tableaux, soit je descendais dans les rues avec chevalet et tabouret dessiner des paysages d’un intérêt commercial. J’avais en permanence besoin d’argent.

Ainsi ma vie se poursuivait-elle, mois après mois, sous le soleil brûlant de Muriseay. J’avais enfin trouvé une sorte d’épanouissement. Même les œuvres destinées aux touristes représentaient davantage qu’une corvée, car je découvrais que la peinture figurative exigeait une discipline de lignes, de sujet et de pinceau qui augmentait la puissance de l’art tactiliste auquel je me consacrais ensuite sans rien en montrer à personne. Je me suis fait dans les rues de Muriseay Ville une petite réputation de paysagiste.

Cinq années ont passé. Jamais la vie n’avait été aussi belle.

 

 

Cinq années ne suffisaient pas à prouver qu’elle le serait éternellement. Une nuit, les casques noirs sont venus.

J’étais seul, comme toujours. Mon existence vouée à l’introspection faisait de moi un solitaire, avec des prostituées pour seules amies. Mon art était toute ma vie : j’en suivais le programme mystérieux, post-Acizzone, unique, peut-être futile en fin de compte.

Je me trouvais à mon entrepôt, où je redisposais une fois de plus mes peintures de manière obsessionnelle, déplaçant et replaçant mes sentinelles dans les corridors. Ce jour-là, un peu plus tôt, un charretier dont j’avais loué les services m’avait apporté mes cinq dernières œuvres, que j’installais lentement depuis son départ ; je les touchais, je les étreignais, je les apprêtais.

Les casques noirs se sont introduits dans l’édifice sans que je m’en aperçoive, absorbé que j’étais par un tableau terminé la semaine précédente. Je le tenais les doigts pliés derrière le panneau mais les paumes légèrement appuyées sur la peinture du bord.

Il traitait de manière détournée d’un incident survenu pendant mon service militaire sur le continent austral. La nuit était tombée alors que je patrouillais, seul, et j’avais eu toutes les peines du monde à regagner nos lignes. Une heure durant, j’avais erré dans le froid et l’obscurité, gelant peu à peu. Quelqu’un avait fini par me trouver et me ramener à nos tranchées, en proie à la terreur de la mort.

Post-Acizzone, j’avais représenté ma peur extrême de ce moment-là : le noir total, le vent aigre, le froid s’insinuant jusqu’aux os, la terre fissurée sur laquelle je trébuchais au moindre pas, la menace permanente de l’ennemi invisible, la solitude, le silence encore épaissi par la panique, les explosions lointaines.

Le tableau m’était d’un grand réconfort.

Réconfort d’où j’ai émergé pour me découvrir cerné par quatre casques noirs tournés vers moi. Bâton synaptique au fourreau. La terreur m’a frappé tel un coup.

Un son m’a échappé, un bruit de gorge inarticulé, involontaire, évoquant un animal aux abois. Je voulais m’adresser aux intrus, crier, mais je n’ai réussi à lâcher que ce borborygme bestial. J’ai inspiré, réessayé. Cette fois, une sorte de râle heurté a franchi mes lèvres, comme si la peur avait ajouté au gémissement un bégaiement.

En m’entendant, en s’apercevant de ma terreur, ils ont tiré leur bâton. Ils se déplaçaient avec nonchalance, nullement pressés de commencer. J’ai battu en retraite, frôlant ma peinture, qui est tombée.

Les casques noirs n’avaient pas de visage : leur crâne était invisible, une visière teintée leur protégeait les yeux, une mentonnière levée la bouche et la mâchoire.

Quatre cliquètements : les bâtons synaptiques étaient armés – levés, en position pour frapper.

« Vous êtes libéré, soldat ! » m’a dit un des intrus en lançant d’un geste méprisant un morceau de papier dans ma direction. La feuille a voleté avant de tomber près de ses bottes. « Libéré pour lâcheté ! »

J’ai répondu… non, je n’ai pu qu’inspirer, frissonnant, sans répondre.

L’édifice possédait une autre issue que j’étais forcément seul à connaître, dans le dédale souterrain, mais un casque noir me séparait de la courte volée de marches qui y menait. J’ai feinté en me rapprochant du papier, comme pour le ramasser, puis j’ai fait volte-face. Je suis parti en courant, me suis cogné contre la cuisse du militaire, qui a vicieusement joué du bâton dans ma direction. Une forte décharge électrique m’a jeté à terre, où j’ai dérapé.

La jambe paralysée, j’ai cherché à me relever, roulé sur le côté, réitéré mes efforts.

Persuadé de mon impuissance, un des intrus s’est approché de la peinture qui m’absorbait lors de leur arrivée. Il s’est penché sur le panneau pour y appuyer le bout de son arme.

Je suis parvenu à me relever, à moitié accroupi, sur ma jambe valide.

À l’endroit où le bâton touchait le pigment tactiliste, a brusquement jailli une vive flamme blanche accompagnée d’un crépitement sec. La flamme s’est éteinte dans un dégagement d’épaisse fumée. L’homme a recommencé en poussant un ricanement sardonique.

Les autres sont allés voir de plus près ce qu’il faisait puis ont eux aussi pressé l’extrémité fonctionnelle de leur arme contre le tableau. Les jets de flammes éclatantes et la fumée copieuse qui ont suivi les ont beaucoup amusés.

L’un d’eux s’est accroupi, penché pour voir ce qui brûlait. Ses doigts nus ont effleuré une zone de peinture intacte.

Ma terreur et mon traumatisme l’ont atteint par l’intermédiaire des pigments. Les ultrasons l’ont lié à mon œuvre.

Il s’est figé, quatre doigts posés dessus ; l’air presque pensif, la main tendue. Puis, lentement, il est tombé en avant. Lorsqu’il a voulu reprendre son équilibre en s’aidant de l’autre main, c’est sur les pigments qu’il s’est appuyé. Secoué de spasmes, les paumes collées au tableau, il s’est écroulé. Son bâton avait roulé à l’écart. Les cicatrices de peinture brûlante déversaient toujours leur fumée.

Les trois autres militaires ont entouré leur collègue à terre pour voir ce qui lui arrivait, non sans garder un œil sur moi. Je m’efforçais de me redresser en faisant porter tout mon poids sur ma jambe valide et en laissant l’autre pendre mollement, comme morte. Les sensations y revenaient très vite, mais la douleur était indescriptible.

Les yeux rivés aux trois casques noirs, terrifié par la menace qu’ils exsudaient, j’avais la certitude qu’ils ne tarderaient pas à accomplir la mission qui les avait amenés. Pour l’instant, aux prises avec leur camarade incapacité, ils tentaient de l’écarter de ma peinture. Ma respiration produisait un léger grincement tandis que je luttais pour retrouver l’équilibre. Je croyais avoir déjà connu la peur, mais rien dans mes souvenirs n’égalait ce que je vivais.

J’ai réussi à faire un pas. Les militaires ne m’ont prêté aucune attention. Ils essayaient toujours de relever la victime du tableau. La fumée jaillissait en tourbillons des dommages infligés par leurs bâtons.

L’un d’eux m’a crié de les aider.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Qu’est-ce qui l’empêche de s’écarter ? »

L’autre s’est mis à hurler quand les pigments brûlants lui ont atteint les mains, sans parvenir cependant à s’en libérer. Il se tordait de douleur, la sienne et la mienne.

« Ses rêves ! ai-je riposté hardiment. Il est prisonnier de ses propres rêves répugnants ! »

J’ai fait un deuxième pas, puis un troisième. Chacun m’était plus facile que le précédent, malgré une souffrance terrible. Après avoir gagné en boitillant le petit escalier près de la piste, j’en ai descendu la première marche, la deuxième – j’ai failli perdre l’équilibre – la troisième et la quatrième.

Ils m’ont vu au moment où j’atteignais la porte située en retrait de l’ancien plateau. C’est tout juste si j’ai osé jeter un coup d’œil en arrière, mais je les ai vus abandonner le prisonnier de mon œuvre, lever le bâton en position de frappe. Avec leur force d’athlètes, ils couvraient très vite la courte distance qui nous séparait. Je me suis engouffré dans le couloir en traînant ma jambe abimée.

Mon souffle se coinçait dans ma gorge. Une sorte de sanglot m’a échappé. Il y avait une porte, un passage, une pièce, une autre porte. Je les ai empruntés. Derrière moi, les casques noirs hurlaient, m’ordonnaient de m’arrêter. L’un d’eux s’est cogné contre une frêle cloison, dont le bois a craqué sous le choc.

J’ai pressé le pas. Suivaient, ouverts en grand, le corridor incurvé où je rangeais certaines de mes plus petites peintures, puis une série de trois cellules. Dans chacune, un tableau montait la garde.

J’ai parcouru le couloir, claquant les portes des deux bouts. Ma jambe réagissait maintenant presque normalement, mais la douleur persistait. Je me trouvais dans un autre passage, à l’extrémité percée d’une alcôve où attendait une de mes œuvres. Revenant sur mes pas, j’ai poussé le battant d’une des plus vastes pièces puis l’ai maintenu ouvert malgré son ressort grâce au bord d’un tableau. De l’autre côté de cette cave s’étendait un corridor plus large que les précédents. Une douzaine de mes peintures y était rangée contre le mur. Les crochant par le bas, de mon pied valide, je les ai bruyamment fait tomber en désordre par terre pour bloquer un tant soit peu le chemin. Je les ai laissées derrière moi. Les intrus s’étaient remis à me hurler des menaces, assorties d’ordres de m’arrêter.

Un grand fracas s’est élevé derrière moi. Un autre.

Un juron retentissant.

Je me suis engagé dans le couloir suivant, sur lequel donnaient quatre pièces supplémentaires. Chacune dissimulait certaines de mes œuvres les plus fortes, que j’ai tirées pour les faire dépasser dans le corridor à la hauteur du genou. J’y ai appuyé un tableau plus grand de manière à ce qu’il tombe au moindre heurt.

Nouveau vacarme, suivi de cris. Les voix se rapprochaient de l’autre côté de la cloison décrépite. Un choc lourd a retenti, comme si quelqu’un était tombé. Puis des jurons – un hurlement. Un autre de mes poursuivants a commencé à brailler. La mince cloison s’est bombée lorsqu’il est tombé dessus ; des peintures se sont abattues avec fracas autour des deux hommes ; le crépitement des flammes soudaines allumées par les bâtons synaptiques au contact des pigments m’est parvenu.

Ainsi que l’odeur de la fumée.

Mes forces renaissaient, mais la peur brute d’être capturé par les casques noirs me tenait toujours. Je me suis engagé dans un autre couloir, plus large et mieux éclairé que les autres, dont les murs n’arrivaient pas jusqu’au plafond. La fumée y dérivait.

Me figeant à son extrémité, je me suis efforcé de maîtriser ma respiration. Le silence régnait dans le dédale. Quand j’ai débouché dans la grande salle souterraine, il m’y a suivi, tandis que des filets gris vaporeux tournoyaient autour de moi. Je me suis à nouveau immobilisé, l’oreille tendue, nerveux, paralysé de terreur à l’idée de ce qui se passerait si un seul des intrus avait réussi à se frayer un passage parmi les peintures sans en toucher aucune.

Le silence persistait. Bruit, pensée, mouvement, vie, absorbés par les peintures du traumatisme et de la perte.

Mes poursuivants avaient succombé à mes peurs. Le feu les enveloppait.

Les flammes me restaient invisibles, mais la fumée s’épaississait peu à peu, s’amassait sous le plafond en un nuage gris sombre, chargé des vapeurs des pigments brûlés.

J’ai fini par comprendre qu’il me fallait partir avant d’être pris au piège par le feu qui s’étendait. Je me suis dépêché de traverser la salle souterraine, puis je me suis colleté avec les vieilles portes à poignée d’acier avant de tomber dehors dans l’obscurité. C’est d’un pas raide que j’ai remonté l’allée pavée sur laquelle donnait l’arrière du bâtiment, tourné à un carrefour puis à un autre. Une des rues commerçantes de Muriseay m’a offert sa nuit brûlante emplie de gens, de lumières, de musique, du tapage exaltant de la circulation.

J’ai passé des heures à errer d’une démarche maladroite dans les bas quartiers de la ville, laissant traîner le bout des doigts sur les murs stuqués à la texture grossière, obsédé par la pensée des peintures qui partaient en fumée avec l’entrepôt. Mes souffrances se consumaient, mais j’étais libéré de mon passé.

Peu avant l’aube, j’ai regagné le port. Sans doute les tableaux avaient-ils brasillé un moment avant de réellement mettre le feu aux vieilles cloisons en bois du labyrinthe, mais à présent, le bâtiment tout entier flambait. Les portes et fenêtres condamnées pour préserver mon intimité, retransformées en ouvertures, dévoilaient l’enfer d’un brasier jaune et blanc qui aspirait l’air par grandes bourrasques rugissantes. Les trous du toit vomissaient une fumée noire. Les équipes de pompiers projetaient des cascades d’eau inefficaces contre les murs de briques en train de s’effondrer. Posté sur le quai, j’ai contemplé leurs efforts, le petit sac contenant mes possessions posé à mes pieds. À l’est, le ciel s’éclaircissait.

Lorsque l’incendie a été maîtrisé, je me trouvais à bord du premier bateau de la journée, en route vers d’autres îles.

Leurs noms carillonnaient dans mon esprit, me poussant de l’avant.

 

 

 

FIN



[1] Voir La Fontaine Pétrifiante Folio SF n°128

L'Archipel du Rêve
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